44
Les bateaux égyptiens s’immobilisèrent, hors de portée de l’ennemi.
À la stupéfaction du commandant de Léontopolis, les tireurs d’élite de l’armée de libération utilisèrent de grands arcs qui leur permirent d’abattre un bon nombre de Hyksos postés sur les remparts.
Portant d’énormes poutres, des soldats du génie débarquèrent. Couverts par leurs archers, ils parvinrent à la grande porte sans trop de dégâts.
Le commandant sourit.
Aucun bélier ne parviendrait à l’enfoncer.
Mais les Égyptiens n’essayèrent même pas ! Au contraire, ils se servirent des poutres comme d’énormes verrous pour bloquer les Hyksos à l’intérieur !
Puis se présentèrent d’autres fantassins chargés de très longues échelles montées sur des roues ! La cadence de tir des archers s’accentua, permettant à leurs camarades de dresser les échelles et de les déplacer aussi vite que possible pour les plaquer contre les murailles.
Affolé, le commandant ordonna à un maximum de défenseurs d’occuper les remparts. Mais le chemin de ronde était étroit et, déjà, les premiers assaillants parvenaient au sommet des échelles mobiles.
Grands Pieds, le matricule 1790, était le plus ancien survivant du bagne de Sharouhen. Seule le maintenait en vie la volonté de se venger. Puisque la mort ne voulait pas de lui, il ferait payer aux Hyksos le vol de ses vaches.
Depuis plusieurs semaines, les convois de déportés se succédaient sans interruption. Parmi eux, beaucoup d’Égyptiens du Delta, mais aussi une nouvelle catégorie de condamnés qui découvraient l’horreur du camp de concentration : des militaires hyksos !
Regroupés, ils évitaient le regard des femmes, des enfants et des vieillards qui crevaient de faim et subissaient les sévices de leurs tortionnaires. Comme eux, les ex-militaires avaient à présent un numéro gravé dans leur chair.
Une nuit, un officier originaire du Caucase s’approcha de Grands Pieds qui dormait sur des planches, protection inestimable contre la boue.
— 1790… Tu n’es pas arrivé d’hier, toi ! Quel est ton secret pour tenir le coup dans cet enfer ?
— Je n’accepte pas l’injustice. Toi et tes semblables, vous m’avez volé mes vaches.
— Moi, on m’a volé mon honneur et ma raison de vivre.
— Pourquoi es-tu ici ?
— Épuration. Moi et mes camarades, on croyait en l’avenir de l’amiral Jannas. L’empereur l’a fait assassiner.
— Un Hyksos de moins… Excellente nouvelle.
— Il y en a de bien meilleures, en ce qui te concerne. La reine Ahotep a libéré Memphis et s’est emparée de la forteresse de Léontopolis. Bientôt, elle attaquera Avaris.
Grands Pieds se demanda s’il rêvait. Puis il comprit.
— Tu mens pour me torturer, hein ? Salaud ! Tu t’amuses à me redonner espoir !
— Ne t’énerve pas, l’ami ! C’est la stricte vérité. L’empereur veut ma mort, mais ta reine aussi. Je n’ai qu’une solution : m’échapper de ce bagne.
Grands Pieds fut ébahi.
— Personne ne peut s’échapper d’ici !
— Avec les autres Hyksos, on éliminera les gardiens. Comme tu m’es sympathique, je te préviens : ou bien tu nous suis, ou bien tu pourriras dans cette fange.
Grands Pieds voulait croire que le Caucasien ne mentait pas.
Mais il ne suivit pas les partisans de Jannas quand ils tentèrent de forcer la porte du camp de Sharouhen, sûr qu’ils échoueraient.
Grands Pieds eut raison.
Découpés en morceaux, les cadavres des insurgés furent jetés aux porcs.
Grâce à la prise de Léontopolis, la charrerie égyptienne doublait ses effectifs en chevaux et en chars. Restait à alléger ces derniers, à former des conducteurs et des archers capables d’affronter les Hyksos d’Avaris.
Profitant du retrait des eaux qui laissèrent dégagée une vaste plaine, les instructeurs se mirent aussitôt au travail pendant qu’Ahotep et le pharaon gagnaient Héliopolis, enfin libérée.
Vidée de ses ritualistes et des artisans qui travaillaient autrefois dans les ateliers des temples, la vieille cité semblait éteinte à jamais. Engourdie dans un calme oppressant, comment pouvait-elle offrir du heka ?
Tous les sens en alerte, Rieur le Jeune précéda la reine et le pharaon dans l’allée menant au grand temple d’Atoum et de Râ dont la porte monumentale était close. Aussi longèrent-ils l’enceinte jusqu’à la petite porte des purifications, grossièrement murée. Un soldat ôta les briques.
Leurs pas conduisirent Ahotep et son fils vers un obélisque à la pointe recouverte d’or, dressé sur la butte primordiale sortie de l’océan d’énergie lors de la naissance de l’univers.
Puis ils découvrirent l’arbre sacré d’Héliopolis, le perséa aux énormes branches et aux feuilles lancéolées sur lesquelles étaient préservés les noms des pharaons.
Retrouvant d’instinct le geste rituel de ses ancêtres, Amosé s’agenouilla, la jambe gauche repliée sous le corps et la droite étendue en arrière. Il présenta au perséa l’épée d’Amon afin que l’invisible l’imprègne de sa puissance.
L’Épouse de Dieu examinait les feuilles. Étonnée par ses premières constatations, elle vérifia.
Cette fois, aucun doute possible.
— Apophis a menti : son nom ne figure pas sur le feuillage de l’arbre solaire ! Le perséa a refusé de conserver la mémoire de ce tyran, le heka d’Héliopolis n’a pas été souillé.
Au moment où Ahotep inscrivait les noms rituels du pharaon Amosé, l’épée d’Amon devint un rayon de lumière si intense que le roi dut fermer les yeux.
— Viens auprès de moi, lui demanda sa mère.
Ahotep remplit la fonction de Séchât qui rendait vivantes les paroles des dieux, Amosé celle de Thot qui transmettait leur message. Et ce fut au tour des noms du jeune pharaon de devenir lumineux.
En son cœur, il perçut la voix d’Atoum, l’être et le non-être indissolublement liés, la totalité précédant le temps et l’espace, la matière première d’où tout provenait. Et la chaîne fut renouée avec ses prédécesseurs dont la magie protectrice pénétra dans son souffle.
— Notre tâche n’est pas achevée, estima Ahotep. Ce temple ne vibre pas encore comme il le devrait.
Poursuivant son exploration, elle pénétra dans une vaste chapelle où gisaient les morceaux de deux grandes barques en acacia.
— La barque du jour et la barque de la nuit, murmura-t-elle. Si elles ne circulent plus, les rythmes du cosmos sont perturbés et les ténèbres envahissent la terre. Voilà pourquoi l’empereur a pu imposer sa loi !
Patiemment, le pharaon assembla chaque barque.
À la proue de celle du jour, une Isis en bois doré ; à la proue de celle de la nuit, une Nephtys. Face à face, les déesses tendaient les mains pour se transmettre le disque d’or où s’incarnait la lumière régénérée.
Un disque qu’Apophis avait dérobé et détruit. Mais sur le sol gisait l’amulette de la connaissance[15] que la reine plaça au cou de son fils.
— Situe-toi entre Isis et Nephtys, lui ordonna-t-elle. Comme tout souverain d’Égypte, tu es le fils de la lumière qui retourne dans l’océan d’énergie avec le soleil du soir et renaît à l’orient avec celui du matin.
Un sourire paisible anima le visage des déesses qui emplirent de heka l’esprit du pharaon.
Après qu’Ahotep et Amosé eurent quitté les lieux, un disque d’or apparut sur les mains de Nephtys, qui le transmit à Isis dans le secret du temple.
La circulation des barques du jour et de la nuit venait de reprendre.